Savoir que pour savoir comment


C’est une chose de savoir faire quelque chose s’en est une autre de savoir qu’en faire. Gilbert Ryle établit la distinction entre « knowing how » and « know that » dans The Concept of Mind (1949). Le « savoir comment » (knowing how) désigne un savoir d’aptitude, une capacité ou une compétence, le « savoir que » (knowing that) est un savoir propositionnel, une connaissance théorique. L’objectif n’est pas ici de participer au débat philosophique copieux sur cette distinction, mais de mettre en perspective une situation banale à l’aune de cette distinction.

Le problème est trivial: l’accès à l’outil voire à son maniement est-il suffisant pour développer la compétence de son usage? Posons le en des termes plus simples encore: le fait de pouvoir acheter un logiciel de montage ou de graphisme est-il suffisant pour être monteur ou graphiste? Le fait d’acheter une caméra professionnelle fait-il ipso facto de son propriétaire un cinéaste?

La réponse immédiate est claire, sans appel et négative. Et pourtant elle demande justification.

Le problème se structure en différentes strates. D’un côté le développement et la diffusion des outils au sein du plus grand nombre, marque une avancée sociale et démocratique et ouvre la porte à une évolution possible liée à l’étendue des possibles explorés simultanément. L’accusation d’assassinat de mozarts vacille si tous ont accès à des moyens techniques d’expression suffisant. D’ailleurs les prétendants ne se privent pas d’inonder copieusement tous les canaux de diffusions mis leur disposition, en particulier sur internet. Cependant le nombre nuit à la lisibilité et s’il est possible qu’un génie se trouve parmi cette multitude, son cri est étouffé par le brouhaha ambiant et le rend presque plus inaudible que s’il prêchait au milieu du désert. Autrement dit l’accès aux moyens d’expression ne favorise pas l’identification de la qualité de ce qui est exprimé. Ajoutez à cela que des dits outils améliorent considérablement la qualité moyenne de rendu et brouille d’autant les cartes.

Cette difficulté se pose pédagogiquement également. L’idée de croire que de former de simples exécutants sachant manier les outils sans savoir pourquoi est une erreur, pour deux raisons: la première est que la manipulation de tels outils peut se faire facilement hors des sentiers classiques de formation et que donc la formation en question ne peut se contenter d’offrir ce que la lecture du manuel ou un tutoriel peut fournir, ensuite, la seconde, parce que la maîtrise de l’outil n’est pas suffisante pour en déterminer l’usage. L’intérêt de former des graphistes par exemple est non seulement de former des exécutants mais aussi des « graphistes » (sans parler pour autant de « directeurs artistiques » tant le terme est galvanisé et flou), c’est-à-dire des personnes capables de penser graphiquement, d’exprimer visuellement un propos articulé et donc à même de choisir la représentation la plus pertinente pour le faire. Posée ainsi la chaîne de production du graphiste est inverse à celle initiale: il faut d’abord former le graphiste à penser et à s’exprimer visuellement et ensuite le former aux outils lui permettant de réaliser et de concrétiser cette expression. Évidemment que la connaissance des outils permet d’approfondir la pensée elle-même et que l’un ne devrait pas aller sans l’autre, bien qu’il se rencontre des “directeurs artistiques » ou chargés de communication qui ignorent tout de la chaîne graphique et des exécutants qui ne pensent pas graphiquement, si jamais. Cet exemple est généralisable et ne vise aucune corporation, cela va s’en dire.

Le risque de l’outil est de s’y enfermer et de s’en retrouver prisonnier. Or l’outil, en particulier informatique se démode très vite et s’affine toujours plus et plus vite: les logiciels de graphisme ou de montagne d’il y a dix ans font offices de dinosaures et font rire les étudiants d’aujourd’hui sans savoir qu’ils seront tout aussi vite dépassés sous peu. Mais le pire étant de constater que les étudiants (là aussi la généralisation n’a qu’un but rhétorique dramatique) formés sur un logiciel sont désarçonnés devant un autre logiciel répondant aux mêmes fonctions: par exemple passer d’Indesign à QuarkXPress ou de Premiere à Final Cut, or même si la présentation et la couleur diffère ces outils sont censés être similaires et comparables.

De manière plus extrême encore demander à des étudiants en graphisme de concevoir un chemin de fer sans ordinateur les laisse aussi cois que perplexes, ou bien à des étudiants en montage comment faire un fondu enchainé avec de la pellicule les déboussolent complètement. Loin de prôner le retour à table à dessin ou à la table de montage, il faut s’inquiéter que le passage à l’informatique créé un fossé si infranchissable entre ces pratiques alors que ce sont les mêmes. L’objectif est dans tous les cas de faire de la mise en page ou d’assembler des plans. Le fondu enchaîné est le même dans son principe sur pellicule ou sur fichier numérique, il s’agit dans tous les cas de faire disparaître un plan par sur-imposition d’un autre de sorte que le premier s’estompe au profit du second. Comprendre cela c’est comprendre le mécanisme de ce qui est exprimé et c’est pouvoir élaborer ensuite une manière de l’exprimer: d’abord filmer un plan dont la luminosité baisse de plus en plus par fermeture du cache puis la superposition sur ce plan d’un autre dont la luminosité augmente de plus en plus par ouverture du cache de sorte que l’exposition de la sur-impression soit identique à celle des plans antérieurs et postérieurs et que l’atténuation en fondu sortant corresponde au fondu entrant du suivant dans l’impression. Il y aurait certainement une manière plus claire d’exprimer cela mais l’idée est là. Cette opération peut s’effectuer aussi bien avec une caméra argentique que numérique et se faire sur une table de montage (impliquant un re-filmmage) que sur un logiciel, mais plutôt que de mettre un filtre de transition vidéo pré-formaté, comprendre le mécanisme permet d’interagir directement sur les clips simplement en jouant sur la courbe de luminosité et la superposition. Savoir élaborer un chemin de fer avec une règle et un crayon sur du papier permet de commencer par constituer un gabarit avant de vouloir directement assembler des éléments donnés.

Il est possible de monter proprement sans jamais avoir vu de pellicule et de faire de la mise en page sans jamais utiliser de crayon si et seulement si la méthodologie employée est comparable et compatible avec elle utilisée sur une table de montage ou une table à dessin tout comme avec tout autre outil permettant de faire du montage ou de la mise en page. L’outil en lui-même est donc secondaire dans le processus. L’important alors étant de savoir que faire  pour savoir comment le faire. Le savoir théorique exige réflexion et recul sur ce qui est fait alors que la réalisation en elle-même exige simplement l’action. Mais l’action exige une direction. C’est pour cela qu’il y a des directeurs artistiques pour donner une perspective aux exécutants.

Mais l’opposition entre le savoir que et le savoir comment n’est pas une lutte des classes. Il ne s’agit pas de mettre face-à-face les cols blancs et les vestes bleues. Ce serait une terrible méprise. Le « savoir que » dessine une perspective, il faut prendre ce terme au sens fort. Alors que le « savoir comment » sait déjà ce qu’il faut faire et sait le faire, le « savoir que » examine comment ce qui est fait l’est afin de le corriger ou l’améliorer mais aussi et surtout doit chercher à savoir ce qui peut être fait: défricher des possibles, ouvrir des espaces et des horizons que le savoir comment devra peupler et occuper. Élaborer des hypothèses, élargir le champ des possibles, innover, créer, anticiper est l’une des fonctions du savoir théorique justement parce qu’il est théorique et abstrait et peut donc se soustraire à la contingence du présent. C’est parce que l’on cherche à exprimer de nouvelles formes d’articulation entre des plans que l’on cherche à développer de nouveaux outils de montage.

Les fonctions du « savoir comment » et du « savoir que » sont dont distinctes et différentes et c’est cela même qui justifie leurs complémentarités et donc leur nécessité. Se passer de l’un ou de l’autre c’est amputer sa capacité d’action et limiter considérablement son environnement.

Penser que dire suffit à dire quelque chose  et vouloir faire l’impasse sur le savoir que, et c’est ce qui rend si pauvre et si confus la masse inouïe de billevesées en tout genre qu’apporte le ressac des sites d’expressions personnelles, plus ou moins collaboratifs. Mieux vaut finalement quelqu’un qui se contente d’un savoir théorique, au moins il se tait et applique d’adage wittgensteinien  qui préconise le silence pour ce que l’on ne peut dire (« Whereof one cannot speak, thereof one must be silent », Tractatus Logico-Philosophicus, proposition 7), qu’il faudrait amender en ajoutant que ce qu’il vaut mieux garder le silence quand on n’a rien à dire et chercher comment exprimer ce qu’on ne sait dire.

Si le « savoir comment » et le « savoir que » sont deux choses différentes et complémentaires, l’ordonnancement de cette paire est capitale. Commencer par le savoir comment est se limiter à ce que l’on sait déjà et à son environnement connu et donc laisser aucune marge de manœuvre à un savoir théorique cantonné à un méta-discours ratiocinateur qui aura bien du mal à passe pour autre chose que rabat-joie et en retard sur la réalité.

Débuter par le « savoir que » au contraire c’est donner le temps à l’observation, la planification, l’exploration, l’audace, la perspective pour chercher ensuite comment atteindre cet horizon remarqué, aperçu, attendu, souhaité, désiré. C’est construire, améliorer, développer un savoir comment, des compétences et des outils pour concrétiser et réaliser au mieux cet objectif. En d’autres termes c’est avancer.

Il faut donc faire ce travail de “savoir que ». Tout comme il y a une division du travail dans la société, il y a une division du travail épistémologique et il revient à certains de le faire: les penseurs. Ceux-ci doivent penser le monde au delà de ce que nous en savons actuellement. Ces explorateurs d’horizons inconnu, défricheurs de terra incognita doivent prendre le risque de l’incertain pour cherche à savoir si justement il y a quelque chose à connaître et donc à faire. Ils dessinent d’espace de l’action possible pour permettre de la rendre effective. C’est parce que cet espace a été arpenté par les générations passées que nous sommes des nains sur des épaules de géants, c’est parce qu’il y a eut des Erik le Rouge ou des Christophe Colomb qu’il est inutile de redécouvrir l’Amérique.

Ces avancées sont faites il ne faut ni les nier ni les minimiser, mais il est important de comprendre qu’elles doivent l’être à tous les niveaux à tous moments et par chacun. Les penseurs, quelques qu’ils soient ont le devoir de s’exprimer et de se faire entendre tout comme la société à le devoir de les entendre et de les écouter. Cela implique une prise de risque et de se tenir à la marge de ce que l’ignore sans tomber ni dans la certitude béate de ce que tout le monde sait déjà ni dans l’ignorance la plus grasse. Inutile donc d’écouter ceux qui n’ont rien à dire pas plus que ceux qui pensent dire quelque chose alors qu’il n’en est rien. Le principe de raison resurgit.

Seule l’audace pourra faire avancer les choses et c’est bien la peur de l’inconnu et de la nouveauté qui conforte le conformisme et le conservatisme avec son lot inquiétant de protectionisme, passésisme et intolérance. Cela implique également que le savoir de perspective peut parfois être inattendu et rarement satisfait le démagogue et le populiste. Croire que suivre la pensée molle, le consensus minimal et ce que l’on croit que l’autre pense à partir de ce qu’il fait revient à s’assurer de pagayer à rebours en donnant au public ce qu’il voit déjà plutôt que d’ouvrir sa curiosité et développer chez lui l’attente de ce qu’il voudra voir. Mais il serait tout aussi absurde de croire que choquer ou de prétendre à l’inovation radicale est suffisant pour ouvrir de nouvelles perspectives: l’intérêt n’est pas de se couper de la réalité et de la dénigrer mais de partir de là où elle se trouve pour l’emmener un peu plus loin, cela exige donc une observation et une compréhension du savoir actuel pour le développer à partir de lui-même vers son prolongement et son dépassement. Bien souvent le savoir comment est devenu implicite par le fait de l’habitude, le savoir que doit commencer par le rendre explicite et l’expliquer pour comprendre comment il pourrait être et donc devrait être. C’est un travail plus compliqué et laborieux que les prétendants au génies voudraient le croire. C’est le prix du vrai savoir, celui qui est utile et pertinent: celui qui peut se transformer en action; passer du savoir que au savoir comment.

Plus que l’opposition entre le savoir que et le savoir comment, c’est leur ordre qui importe: l’un ouvre sur l’avenir, l’autre sur le passé. Il s’agit tant d’un choix de société qu’un impératif moral de raison.

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